Les ingénieurs de la Renaissance aimaient à se donner pour les continuateurs d’Archimède, de Héron d’Alexandrie et des mécaniciens grecs magistralement étudiés, en 1980, dans le dernier livre de Bertrand Gille [1]. Ainsi croyait-on encore, il y a une quarantaine d’années - y compris, parmi les historiens - que l’ingénieur occidental était, avec Léonard de Vinci, un produit typique de la Renaissance des XVe et XVIe siècles. En fait, l’ingénieur est un personnage symptomatique d’une autre Renaissance, celle du XIIe siècle.
On connaît, en effet, dans l’Angleterre de la seconde moitié du XIIe siècle, un intéressant groupe d’architectes militaires appelés ingénieurs (en latin ingeniatores). En 1157-1158 Ailnoth qui démantèlera, en 1174, les châteaux forts des rebelles. Vers 1170, Richard l’ingénieur, « l’homme artificieux et architecte prudent ». Les exemples pourraient être multipliés.
En France, le premier ingeniator apparaît en 1182, en Poitou, c’est-à-dire, notons-le, dans une province rattachée à la couronne anglaise par le mariage d’Aliénor d’Aquitaine. L’ingeniator est essentiellement celui qui, avec des engins de guerre généralement en bois, prépare la défense ou l’attaque d’une place forte. Cette activité est très souvent cumulée avec celle de maître maçon ou d’architecte, vu l’importance des divers engins en bois utilisés sur les chantiers médiévaux.
Ce jumelage entre les fonctions d’architecte et d’ingénieur se trouve parfaitement illustré, dans la première moitié du XIIIe siècle, par le célèbre recueil de Villard de Honnecourt puisque selon ses propres paroles « en ce livre peut-on trouver grand conseil de la grande force de maçonnerie et des engins de charpenterie ». Parmi ces engins, rappelons une scie mue par l’énergie hydraulique, une machine à scier sous l’eau les pilotis, un vérin pour lever les fardeaux, un trébuchet (la machine de guerre), un prétendu mouvement perpétuel, sans parler de divers gadgets comme un arc-piège tirant automatiquement sur le gibier sans le rater, ou un chauffe-mains muni d’une suspension maintenant continuellement droite la petite poêle à feu.
Sur ces dessins, parfois énigmatiques, de Villard de Honnecourt, il reste encore beaucoup à dire et à trouver. Il est heureux que cet exceptionnel manuscrit vienne d’être reproduit et commenté pour un large public [2].
Evidemment, cette émergence du titre d’ingénieur, dans la seconde moitié du XIIe siècle, doit être replacée dans son cadre et envisagée en fonction des rapports entre sciences et techniques.
Après la croissance démographique et le corrélatif développement des villes, l’un des traits les plus frappants du XIIe siècle est certainement la mise en œuvre de techniques efficaces pour la captation de l’énergie, le développement des transports, la mécanisation du travail et l’amélioration de l’agriculture.
En clair, l’énumération est facile depuis les synthèses de Lynn White et de Bertrand Gille : attelage moderne, multiplication des moulins à eau et à vent, adaptation de ces moulins à diverses activités industrielles, progrès dans la métallurgie du fer, labourages plus efficaces et rotation des cultures, transformation du tissage, alourdissement des navires ronds du Nord et de l’Atlantique, passage du style roman au gothique, etc.
Mais, comme le souligne Bertrand Gille, il s’agit d’innovations plus que d’inventions c’est-à-dire, d’inventions faites ailleurs depuis longtemps, mais n’ayant jamais, jusque là, fait l’objet d’une ample diffusion et d’une mise en place cohérente.
De cette montée de l’intérêt pour les techniques apparaît, à première vue, comme l’épiphénomène idéologique, le fait que, dans la première moitié de ce XIIe siècle, Hughes de Saint-Victor innove en introduisant dans sa classification des sciences, comme faisant partie intégrante de la philosophie, les arts mécaniques (artes mechanicae) ou arts adulterines (je rappelle que, en latin, ars est féminin, ce qui aggrave l’adultère).
Si elle se veut, par contraste, très valorisante pour les arts libéraux, cette expression d’artes adulterinae est, en réalité, moins péjorative qu’il ne semble. Elle apparaît, pour la première fois, dans un glossaire de la fin du IXe siècle plus ou moins lié à Martin de Laon. Il s’agit d’une fausse relation étymologique entre, d’une part, µγXαvγ,µγXαvikos (machine, mécanique) et, d’autre part, le mot grec µoiXos, en latin moecus qui veut dire adultère, donc trompeur.
Rattachée au grand thème de l’art imitant la nature, l’idée essentielle est que tout ce qui est artificiel s’avère trompeur par comparaison avec ce qui est naturel. Pourtant, selon Hugues de Saint-Victor, dès lors que le travail des artistes ou artisans tente d’imiter la nature, ce qu’il y a de rationnel dans les arts mécaniques est un moyen, certes indirect, mais un moyen tout de même de comprendre la Création : c’est donc, aussi, une voie d’accès vers Dieu.
Par rapport à l’essor des techniques, en cette première moitié du XIIe siècle, la position novatrice de Hugues de Saint Victor reste cependant traditionnelle et ambigüe.
Beaucoup plus moderne apparaît l’Enumération des sciences du grand philosophe arabe du Xe siècle, al-Fārābī : organisation du savoir qui va connaître en Occident un succès considérable, à partir de 1150, grâce notamment à l’adaptation du chanoine de Tolède Dominicus Gundisalvi. Chacune des sciences est divisée en théorique ou spéculative et pratique ou active. La théorie des nombres faisant pendant, par exemple, à l’arithmétique commerciale. Au nombre des sciences figure la science des engins (scientia de ingeniis) : « La science des engins enseigne les moyens d’imaginer et de trouver de quelle manière, selon le nombre, les corps naturels peuvent être arrangés, par un quelconque artifice, de telle sorte qu’il en provienne l’usage que nous recherchons ». De cette science, la partie théorique est l’algèbre, la partie pratique les techniques.
Il y a quelques années, je m’étais demandé si la fortune du mot ingénieur (ingeniator) dans la seconde moitié du XIIe siècle faisait écho à la scientia de ingeniis, à la science des engins de l’al-Fārābī latin [3]. Il s’est avéré que le ingeniator se trouvait déjà dès 1086, dans le Domesday Book, c’est-à-dire bien avant la traduction d’al-Fārābī en Latin. L’insuccès de cette recherche prête, du moins, à réflexion : qu’il s’agisse, par exemple, de l’engouement pour l’astrologie ou de la complémentarité de la théorie et de l’action, les tendances propres de la société chrétienne du XIIe vont souvent dans le même sens que les influences arabes.