Imaginez que je suis un vieux chanoine conservant un manuscrit d’Euclide et que vous êtes ingeniator sur le chantier de ma cathédrale. La « Victoire » vous apprend à partager le segment vertical a b selon la section dorée. La « figure du démon » vous montre que, si l’on construit un triangle isocèle dont la base est aux deux grands côtés égaux dans la proportion du nombre d’or, ce triangle a l’angle du sommet égal à la moitié de chacun des deux angles égaux de la base. Sur un tel triangle, on peut construire un pentagone régulier.
Il n’y a pas besoin d’être passé par l’université pour retenir cette recette.
Les profanes surestiment, je pense les certitudes que les mathématiques garantissent aux ingénieurs. Jusqu’à une date toute récente, il était impossible d’évaluer scientifiquement l’audace d’une cathédrale gothique par rapport à la quantité des matériaux utilisés ; il était difficile de bien connaître la distribution des forces au sein d’un tel monument et l’effet mécanique des grands vents sur ses structures. De telles recherches ont été admirablement conduites par le professeur américain Robert Marck à l’aide de simulations sur ordinateur et surtout au moyen de modèles réduits photo-élastiques convenablement chargés [4]. Ses travaux renouvellent considérablement nos points de vue sur les architectes ingénieurs du XIIIe siècle. Ceux-ci ne disposaient pas des mêmes moyens, mais ils procédaient un peu de la même manière empirique en analysant, sur les édifices eux-mêmes, les accidents qui se produisaient ou ceux qui menaçaient d’arriver.
En 1306, pour justifier sa foi en le progrès, le grand chirurgien Henri de Mondeville donne en exemple « ces ouvriers qui, allant et venant par les rues et places de Paris, les dimanches et jours de fêtes, examinent et critiquent les ouvrages mécaniques, tels que murs, maisons et autres travaux semblables. » Je viens de prononcer le mot « progrès ». A partir de 1250, se produit un fait capital : les savants de la Chrétienté occidentale prennent conscience de leur aptitude à faire avancer la science au-delà des limites atteintes par la science antique et la science islamique. C’est surtout dans ce nouveau contexte que se justifierait le titre de cette conférence « a l’affut des rapports entre sciences et techniques au moyen âge ».
Si j’en avais le temps, je montrerais combien sont alors fréquents les contacts entre savants universitaires et praticiens des arts mécaniques. Je ne puis rouvrir les dossiers d’Albert le Grand descendant dans les mines, de Roger Bacon et l’invention de lunettes ou de Raymond Lulle témoignant sur les tables trigonométriques à l’usage des marins (dites tables de martelogio). L’astronomie est liée à la construction d’instruments et bientôt à la fabrication des horloges mécaniques.
Le savant universitaire apparaît ainsi souvent tout près d’une invention qui va naître. Par exemple, en 1271, Robertus Anglicus dont le commentaire sur le Sphère de Sacrobosco laisse prévoir l’imminente invention des horloges mécaniques à poids et à foliot. Au milieu du XIVe siècle, mon cher Philippe Eléphant, déjà nommé, s’intéresse à la production accidentelle de fonte blanche et, effectivement, c’est bien accidentellement que la fonte semble avoir été trouvée. Du fait de leurs liens avec l’astrologie et de leurs études les incitant à dessiner, les médecins de la fin du moyen âge jouent un rôle important dans ce dialogue entre sciences et techniques. Citons Jean Fusoris et la famille Dondi et du côté des horloges astronomiques, Gui de Vigevant concepteur du matériel militaire du projet de croisade de Philippe VI de Valois, Jacomo Fontana qui est déjà un ingénieur de la Renaissance.
En effet, à la charnière des XIVe et XVe siècles un certain renouveau des arts mécaniques se fait jour (haut fourneau, système bielle-manivelle, avant train mobile, importance croissante de l’artillerie, etc...). Cet essor se manifeste par la floraison des carnets d’ingénieurs allemands et italiens précurseurs de Léonard de Vinci.
Nous voici ainsi ramenés à notre point de départ, c’est-à-dire la question de la continuité entre les mécaniciens grecs et les ingénieurs de la Renaissance. Cette question ne peut être convenablement examinée sans prendre en compte l’histoire des techniques dans le monde arabe. Comme témoignage des efforts entrepris dans ce sens, je citerai le petit livre de Donald Hill [5], où, branche par branche, sont présentés les progrès de l’engineering de l’Antiquité à la fin du moyen âge, en privilégiant les techniques au domaine islamique. L’une des grandes innovations du XVe siècle occidental est l’invention du système bielle manivelle. Regardez la pompe aspirante et foulante d’Al-Jazārī vous voyez combien, dès la charnière des XIIe-XIIIe siècles, la technique arabe était proche de cette invention du système manivelle-bielle.
Bertrand Gille a magistralement montré que la technique alexandrine n’a pas été bloquée : elle s’est arrêtée, parce qu’elle n’avait plus de raisons d’avancer. Lorsque les ingénieurs de la Renaissance croient prendre la relève des mécaniciens grecs, c’est du moyen âge qu’ils ont hérité des méthodes de calcul plus faciles, des sources d’énergie renouvelées, un environnement social plus dynamique, la fonte, le système bielle-manivelle et bien d’autres choses. De larges perspectives sont désormais largement ouvertes.